Universités : Comment les enseignants cherchent à africaniser les savoirs
Selon les intellectuels africains, la diffusion de la pensée décoloniale et l’investissement dans la recherche font partie des priorités du monde universitaire continental. Mais les changements sont peu soutenus par les États.
« Nous avons beaucoup de travail à faire pour former l’universitaire africain de demain dans nos propres institutions, avec nos propres ressources, grâce à notre propre vision », affirme Patrice Correa, enseignant chercheur à l’université Gaston-Berger à Saint-Louis au Sénégal. Comme beaucoup d’autres penseurs du continent, ce docteur en sciences de l’information et de la communication est partisan de la pensée « décoloniale ». Ce mouvement intellectuel estime que l’élite intellectuelle de demain doit penser le continent depuis l’intérieur.
Africaniser les savoirs
Selon eux, cela nécessite de réformer l’université africaine qui, depuis les indépendances, est restée fortement marquée par son alignement disciplinaire sur ses homologues françaises et britanniques. « L’élite intellectuelle africaine doit s’émanciper de toute allégeance à une quelconque puissance étrangère. L’université doit libérer des énergies et des esprits capables de penser, de choisir, d’entreprendre librement. L’intellectuel africain doit contribuer à la production d’une science et d’un savoir où pourraient s’exprimer les spécificités africaines », affirme Hanane Essaydi, enseignante en Lettres à l’université Cadi Ayyad de Marrakech.
«C’EST DANS LES UNIVERSITÉS AFRICAINES ANGLO-SAXONNES QUE CE MOUVEMENT ÉPISTÉMIQUE S’EST LE MIEUX DÉVELOPPÉ. »
C’est pourquoi l’université Gaston Berger, située à Saint-Louis au Sénégal a ouvert en 2010, l’UFR des civilisations, religions, arts et communication africaines (CRAC) qui compte six départements. « Notre volonté est d’approfondir l’africanisation de l’université pour favoriser l’insertion consciente et efficace de l’homme dans sa société, dans sa culture et dans son temps », explique Patrice Correa, actuel directeur de l’UFR. Et d’ajouter : « Depuis sa création, nous recevons des collègues du monde entier. L’enjeu est de taille car si nous ne faisons pas l’université par nous et pour nous-même, les autres pourraient le faire pour nous et peut-être à notre détriment ».
Pour Nadine Machikou, « c’est dans les universités africaines anglo-saxonnes que ce mouvement épistémique s’est le mieux développé ». Selon cette docteure en sciences politiques qui enseigne à l’Université Yaoundé II au Cameroun il n’existe pas encore en tant que tel d’espaces stabilisés de diffusion de la pensée décoloniale à l’université : « Je m’investis donc autrement. J’expérimente par exemple actuellement avec les jeunes chercheurs en droit international la possibilité de repenser les territoires et les objets de la discipline à partir de l’Afrique ».
Rapprocher les chercheurs des populations locales
Dans la production de ce savoir universitaire endogène, la recherche joue un rôle central. Or, actuellement, seulement 1 % des chercheurs de la planète sont africains quand l’Afrique représente plus de 17 % de la population mondiale. « Et la plupart de nos chercheurs atteignent leur meilleure productivité à l’étranger, aux États-Unis ou encore en Europe car le cadre est complet pour s’épanouir et faire de la recherche », estime Patrice Correa.
«ON NE PEUT PAS CRÉER UNE INTELLIGENTSIA AFRICAINE SANS INVESTIR DANS LA RECHERCHE. »
Sa collègue, Hanane Essaydi, considère de son côté que le métier de chercheur est encore méconnu dans la société : « La figure de l’intellectuel africain est souvent tournée en dérision dans la littérature africaine. Il s’agit d’un être détaché du monde qui l’entoure, complètement désengagé et tenant des discours savants abscons dans la langue de l’ancien colonisateur, ce qui l’éloigne irrémédiablement des populations locales ».
Or, selon Mehdi Alioua, enseignant chercheur à l’Université internationale de Rabat (UIR), intellectuels et populations locales doivent travailler de concert : « On ne peut pas créer une intelligentsia africaine sans investir dans la recherche » affirme-t-il. Tous les vrais changements arrivent par le haut, depuis une élite de pensée qui arrive à se connecter au reste de la société. Les savoirs et innovations se font par le bas mais la diffusion par le haut ». L’enseignant vient tout juste d’être nommé président de la chaire migrations, mobilités, cosmopolitisme de l’UIR dont le but est de produire une réflexion sur le monde et l’Afrique à partir de l’Afrique.
«POUR QUE LA RECHERCHE SOIT UTILE, LES CHERCHEURS DOIVENT CESSER D’ÊTRE DES AGENTS PASSIFS DE L’ORDRE ACADÉMIQUE INSTITUÉ PAR L’ÉTAT. »
D’accord avec ce discours, Patrice Correa tient quand même à nuancer : « Il faut éviter l’enfermement car la formation d’une intelligentsia africaine ne veut pas dire vivre dans un espace clos et penser le monde sans les autres. Les mobilités des élites scientifiques et de toutes les élites, et avec elle, la circulation des savoirs sont fondamentales pour ajuster les regards et faire ensemble le monde ».
Trouver de nouveaux modèles de financements
Les universitaires interrogés sont unanimes, l’État doit davantage s’investir dans cette mission. « La fonction publique n’est pas une garantie d’indépendance et d’autonomie sur le continent africain. Dans le cas du Maroc, il n’y a pas assez de capitaux publics pour financer les changements évoqués et le modèle de la société est à bout de souffle », explique Mehdi Alioua. « Pour que la recherche soit utile, les chercheurs doivent cesser d’être des agents passifs de l’ordre académique institué par l’État. Ils doivent recourir à d’autres sources de financement et de valorisation de la recherche via le secteur privé ou les bailleurs de fonds internationaux par exemple », complète Nadine Machikou.
C’est d’ailleurs ce modèle là que soutient Mehdi Alioua. L’UIR, comme d’autres universités reconnues au Maroc, fonctionne sur le modèle du partenariat public-privé. « Cela permet de mobiliser les capitaux privés sans faire de l’université un business puisque l’UIR est à but non lucratif. Le taux de retour sur l’investissement est très faible et l’UIR n’appartient pas à des individus donc ne peut être vendue », explique l’enseignant. Lorsque l’on s’inquiète du « modèle tout privé », Mehdi Alioua se dépêche de répondre : « Le privé n’est pas la solution miracle mais plutôt une solution intermédiaire pour le continent ».
Jeune afrique